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Entretien avec Gérard Mayen | February 20, 2014
« Le regard est bien plus qu'une fonction oculaire », Gérard Mayen
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« Le regard est bien plus qu'une fonction oculaire »
Entretien réalisé par Gérard Mayen sur une commande de l’Atelier de Paris-Carolyn Carlson dans le cadre de la résidence de création de Liz Santoro. Droits de reproduction réservés.
Votre pièce, Relative Collider, est très rigoureusement structurée, à travers des combinaisons d'apparence mathématique, de modules gestuels de base, par répétitions et variations. Vous êtes américaine, new-yorkaise. Dans un regard français, une telle structure peut résonner en référence à la grande séquence de l'abstraction formelle, caractéristique de tout un pan de la modernité chorégraphique américaine. Revendiquez-vous, en effet, cette référence ? Si oui, comment la prolongez-vous, ou la dépassez-vous ?
Cette question m'intéresse puisque cette pièce m'amène à y réfléchir. Bien sûr la référence que vous évoquez a traversé ma propre expérience. C'est presque obligatoire pour quelqu'un qui baigne dans les questions et les pratiques de danse à New York. Toutefois, je ne ressens pas que cette référence soit vraiment active dans mon travail. Pas consciemment. Ce qui me nourrit principalement est une culture de l'attention, une observation de la façon dont le regard, mon regard mais tout autant le regard de tous, fonctionne, et ce que cela révèle de certaines attitudes, ou systèmes ; qu'est-ce qu'on peut comprendre à travers ça ?
Les séries de comptes en huit que nous reproduisons indéfiniment dans nos pas sur le plateau ne sont, au bout du compte, que des objets, des outils. Ils ne m'intéressent guère en eux-mêmes. Je ne suis pas passionnée par leur forme.
Dans cette pièce, j'ai commencé, voici un an, par la petite chorégraphie des pieds, et sa mise en série. Puis ce principe de base s'est développé, par adjonctions successives d'éléments complémentaires, en grand nombre. Et j'ai vu qu'on pouvait articuler mille choses de cette façon là. Après seulement, j'en suis venue à m'en saisir vraiment comme d'un système. Je n'ai pas posé préalablement un grand dispositif formel préconçu.Pouvez-vous alors développer ce que vous voulez explorer dans la fonction du regard, que vous venez d'évoquer ?
Pourquoi nous posons-nous en face les uns des autres ? Pourquoi nous regardons-nous ? Pourquoi avons-nous besoin des autres, de leur regard ? Qu'est-ce que cela génère ? Voilà ce que je tends à mettre en œuvre.
Admettons que j'effectue une action. Celle-ci changera de qualité, voire de signification, selon que je la réalise seule, ou selon qu'une autre personne me regarde faire cela, ou un groupe de cinq personnes, ou cinquante, ou deux cents (comme dans une salle de spectacle). Un phénomène en train de se produire est transformé par l'action du regard. Le système nerveux s'en trouve affecté.
C'est un expérience qui touche autant celui qui est observé que celui qui est en train d'observer. Il y a là bien plus qu'une fonction oculaire. La personne en train d'agir se rend compte qu'on est en train de l'observer. La personne qui regarde se rend compte que quelque chose est en train de se produire.
Toute ma recherche consiste à me rapprocher au plus près de cette notion : qu'est-ce qui fonctionne, qu'est-ce qui nous touche et nous transforme à travers cette performativité réciproque du regard ? Comment nous en rapprocher le plus possible, être présent à cela, travailler une idée de présence déjà activée par la conscience d'un regard investi ? Cela ne concerne pas que le regard sur l'œuvre d'art. Cela joue entre humains, généralement.
Et la question n'est pas de nous projeter vers ce qui est manifestement visible, je dirais même ce qui est voyant, comme le geste virtuose par exemple. Par ailleurs, cela se tient totalement en-dehors du registre de la narration, ou du psychologique ; en-dehors de l'émotivité ou du spectaculaire.Faut-il aussi y rechercher une résonance politique ?
Bien entendu, car il s'agit aussi de nous voir tous impliqués dans cette même situation d'échanges de regards investis, à égalité en quelque sorte. Quelle capacité avons-nous à nous concevoir comme tout le monde dans cette situation ? Cela pose d'ailleurs une question assez troublante, bouleversante, à l'artiste, qui tout de même engage
quelque chose qui se situe hors du commun. Mais enfin, à la base, cette égalité de positions agissantes, que j'énonce, est très politique.En quoi consiste l'expérience sensible du danseur qui se livre à l'exécution de ces modules minimaux et répétitifs ?
Il ne s'agit pas d'une expérience rébarbative d'ascèse monacale ou d'astreinte robotique. D'ailleurs l'élaboration des séries et combinaisons de pas et de gestes s'est d'abord faite sur le mode du jeu dans le studio. A la base, ce qu'on fait est très simple ; à la portée de n'importe qui. Puis ce sont les combinaisons de rajouts, ou les retournements en palindromes, qui se font très compliqués.
Le fait d'imprimer de légères variations vient perturber un système acquis et installé. Dans ce sens, il ne faut voir aucune froideur dans nos développements gestuels ; c'est au contraire chaud, vibrant, parce que cela se joue sur le qui- vive. Une très haute conscience de son action est requise pour l'interprète, qui ne reproduit jamais exactement le même motif au bout du compte.
Si l'apprentissage de base est simple, tout est toujours à rejouer pour s'envisager selon des changements de points de vue, d'axes de regards, et pour reconfigurer les coordinations. Pour le danseur, il y a là une recherche très fine sur tout ce qui touche aux fonctions de contrôle du mouvement, en connexion avec le système nerveux. Bien entendu, un haut niveau d'écoute entre interprètes est requis...On utilise souvent cette notion d'écoute permettant une circulation coordonnée des actions entre danseurs sur un plateau. Mais pour rester dans votre problématique, il est à se demander si, dans ce cas, le recours à la notion d'écoute, renvoyant au registre auditif en définitive, ne gomme pas exagérément le fait qu'il s'agit aussi d'échanges de regards, dans le registre visuel. Ne pourrait-on pas paraphraser Yvonne Rainer, pour suggérer ici que le regard est un muscle, qui tend l'action ? Pour aborder cela, il y aurait pas mal à s'intéresser aussi aux expérimentations et théorisations de Lisa Nelson.
Tout à fait.
C'est parce que je te regarde, parce que tu me regardes, que je comprends où je suis. Cette fonction est extrêmement puissante. Il faut donc aussi prendre garde à ne pas s'y laisser noyer, ne pas s'en trouver dominé. Sur le plateau, il y a en cela un équilibre délicat : un excès de regard attentif porté sur un partenaire peut conduire à s'oublier soi-même et en définitive se tromper.
Il y a ici des phénomènes passionnants de résonances, de contaminations, mais aussi de perturbations éventuelles, qui ont à voir avec le fonctionnement du système nerveux ; mais qui engagent aussi une effectivité de la relation humaine. Si quelque chose vient à se dérégler, est-ce moi-même qui me suis trompée, ou est-ce le partenaire à l'observation duquel je me tenais ? Et il y a là deux cents personnes qui sont en train de me regarder.
Si je n'existe que par ton regard, il se pose alors la question de comment j'existe aussi de manière autonome ; comment je me regarde moi-même, en définitive, en dehors de ton regard.Pouvez-vous expliciter le sens du titre de votre pièce : Relative Collider.
La dimension relative paraît assez évidente. Tout cela tient à la relation, en nous soumettant une figure triangulaire : ce triangle est constitué de la relation que j'entretiens avec moi-même, la relation que j'entretiens avec mes partenaire dans l'action, et enfin la relation existant avec toutes les autres personnes présentes, en train d'observer ; autrement dit, en ce qui nous concerne, la masse des spectateurs.
Quant au Collider, il réfère aux expériences scientifiques conduites à l'aide d'accélérateurs de particules. J'y vois une métaphore de la situation de représentation spectaculaire, qui produit une temporalité d'exception, comme saisie, soulignée, intensifiée. Dans ce temps travaillé se produisent des collisions à travers lesquelles jaillissent et rebondissent de nouvelles particules. Cela se poursuit sans cesse, mais ce phénomène a permis d'observer ce qui se passe à l'intérieur.
J'envisage le spectacle comme cet accélérateur de regards qui se jettent les uns sur les autres, en produisant des effets qui permettent de révéler ce qu'on n'aperçoit pas dans le tout-venant du temps quotidien.