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Danser Canal Historique | May 26, 2019
Les dernières créations de Liz Santoro, Louise Vanneste et du Ballet Cullberg, Gérard Mayen
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En (vrai faux) solo exceptionnellement, Liz Santoro pousse à l'incandescence ses recherche complexes – avec Pierre Godard – sur le langage.
Avouons-le. Avouons que jusqu'à présent, c'est en proie à un rien d'inquiétude qu'on a souvent abordé les pièces de Liz Santoro et Pierre Godard. Ce dernier est chercheur de pointe dans les domaines les plus pointus et actuels du langage, liés aux algorithmes et à l'intelligence artificielle. Ses recherches irriguent le propos chorégraphique. On n'était jamais sûr d'en capter parfaitement toutes les arcanes – avec donc la crainte de louper quelque chose.
Est-ce un effet solo, clarificateur, qui joue à présent dans Stereo, la nouvelle création de cette paire d'artistes, produite par les Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis ? C'est en tout cas un solo paradoxal. D'une part, on remarque que Liz Santoro vient se produire pour la première fois dans ce format, après avoir été chorégraphe et interprète de plusieurs pièces collectives. Voilà qui prend les choses à rebours. D'autre part, Stereo est un vrai-faux solo. Son titre le suggère.
Très frontale sur le plateau, Liz Santoro est en fait accompagnée d'une présence à distance. Depuis New-York, sa fidèle interprète et collaboratrice Cynthia Koppe observe les images captées en live, de la danse en train de se produire. Le fond de scène est un écran immensément vierge. Il y a là un effet page blanche, qui inspire un grand potentiel de distances à habiter. Et cet écran se couvre incessamment des commentaires écrits en direct par l'observatrice : descriptions, références savantes, libres associations d'idées, jeux d'écriture.
La graphie est celle d'un clavier de base. Mais la mise en page instantanée et dynamique se traduit dans toute une diversité de flux, d'amalgammes, de fractionnements, d'inversions, de suspensions, blancs, saturations, etc.
Au début, on peut vouloir, une fois de plus, tout saisir de ce dispositif complexe. Et puis non. Vite on peut s'affranchir. S'en tenir au concept de base : tout n'est que langage. Alors allons-y. Et passons à la lecture du mouvement. Peut-être par effet New-York, mais aussi par résonnance physionomique, nous avons souvent pensé apercevoir le fantôme de Trisha Brown à travers la personne de Liz Santoro dans Stereo.
C'est toute une histoire de "corps démocratique" : par flux incessant, il n'est pas la moindre partie du corps à considérer comme mineure ; ni encore moins absente. Les segmentations s'écrivent avec une clarté aussi tranquille et généreuse, qu'elles sont sûres et incisives. Tout est en connexions, en résonnances. Qu'un doigt de la main agisse, là-bas, tout au bout du bras droit, et c'est tout autant le mollet de la jambe gauche qui se manifeste, concerné.
Pareille clarté, nimbée de subtilité, finit par se faire enivrante, non sans une montée progressive en intensité. Ce genre de poussée irrépressible inspire un souffle émancipateur, qui semble, à vrai dire, au plus près des intentions générales des deux chorégraphes. S'ils sont terriblement savants, c'est pour mieux déjouer la banalité asservissante des conventions. Presque tout en silence, Stereo nous invite à aménager un rapport désaliéné avec la force du langage.