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ArtPress | Février 2016
For Claude Shannon / Pierre Godard et Liz Santoro, Charlotte Imbault
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Le principe incertitude est le nom de la compagnie formée par le duo Pierre Godard et l'Américaine Liz Santoro. Sa dernière pièce chorégraphique, For Claude Shannon, reprend un système amorcé dans sa création précédente, Relative Collider, et une question : comment travailler le mouvement comme un langage ?
« Qu'est-ce que c'est le L ? Si tu me dis U, je peux faire U avec les jambes et U avec les bras », lance Liz Santoro. En cette fin de novembre, à l'heure où l’équipe de la nouvelle création de Pierre Godard et Liz Santoro répète en studio, à Paris, toutes les lettres sont configurées. Le M, c'est 3 4 2 1. « M is easy ! » confirment les danseuses Cynthia Koppe et Teresa Silva. « D is He/llo it's/me »,scande Marco D'Aqostin en effectuant quatre découpages de bras au rythme de la mélodie qu'implique de dire cette phrase. Le procédé mnémotechnique est alors à l’oeuvre. Quatre danseurs sont placés en croix, chacun l'un en face de l'autre ; ils incorporent des lettres.
La compagnie signe sa cinquième création. Alors que la précédente pièce, Relative Collider, créée en 2014 et constituée d'un quatuor formé par un locuteur (PierreGodard) et trois danseurs (Cynthia Koppe, Liz Santoro et Stephen Thompson), pose la question du langage comme mouvement. For Claude Shannon, en hommage au
père fondateur de la théorie de l'information, travaille le mouvement comme un langage. Pierre Godard - qui rédige une thèse sur le traitement automatique des langues au LIMSI-CNRS (Laboratoire de recherche en informatique pluridisciplinaire) - utilise ici le langage en tant que système structuré qui permet de faire transiter
du sens entre deux individus, en liant un signifiant à un signifié. Mais comment créer un système d’échange entre un corps de spectateur et un corps sur scène ? Liz Santoro, qui a suivi des études en neurosciences a l'université de Harvard, a mis en place depuis We Do Our Best (2012) avec Cynthia Koppe, un travail autour des réactions produites par le système nerveux d'une personne mise en situation d’être regardée. Comment réussir à se laisser voir « à nu » sur scène ? Chaque pièce de Pierre Godard et Liz Santoro crée un système ayant une structure fixe, mais également un espace pour l'aléatoire et l’imprévu, comme l'indique John Cage, référence récurrente pour la compagnie : « Structure without life is dead. But life without structure is unseen. »MATHÉMATIQUE LINGUISTIQUE
Pour expliquer For Claude Shannon en mots, il faut s'aider des chiffres. On compte 2 plans pour chaque bras (1 sagittal et 1 coronal) et 2 plans pour chaque jambe « pendules » et « cloches ») définissant 4 positions : 1 2 3 4. Ces 4 chiffres constituent une unité, une brique ou encore un atome, si l'on souhaite acquérir le vocabulaire au complet. Sachant qu'il y a 24 combinaisons possibles de ces 4 chiffres (6 commençant par 1, puis 6 par 2, etc.), il y a 24 atomes. Ces atomes sont nommés par des lettres qui vont donc jusqu’à X. Une lettre peut être notifiée par les bras, mais aussi par les jambes. Ainsi, il peut y avoir un U effectué par les jambes en même temps qu'un B par les bras. Ces deux atomes assemblés créent une « molécule- corps ». Cela pour la structure. Mais il nous manque le paysage de la combinaison. Quel langage ? Quelles phrases ? La forme découpée et segmentée de la définition appelle la transformation du sens. Dans le travail du duo, le segment ne donne pas directement un sens : pas de place pour la littéralité, pour la traduction de mots en bras et jambes. Le système est à la fois plus serré pour en permettre une plus grande ouverture par la suite. Claude Shannon. On en revient au titre. Indice : la première phrase du deuxième paragraphe de l'introduction de *A Mathematical Theory of Communication : « The fundamental problem of communication is that of reproducing at one point either exactly or approximately a message selected at another point. » « Je la vois un peu comme une graine, explique Pierre Godard, un peu comme une monade leibnizienne au sens de Deleuze, c’est-à-dire quelque chose qui se déplie sur une série infinie. Même si le choix des mots n’est pas neutre, ce qui nous intéresse, c’est la structure syntaxique, plus générale que cette phrase elle-même et permettant d’écrire d’autres phrases. » La structure utilisée est issue de la grammaire de dépendance de Lucien Tesnière, grammaire qui définit des têtes (ou gouverneurs) et des dépendants (ou des modifieurs), les mots étant étiquetés (adverbe, verbe conjonction de coordination, adjectif, déterminant…). Dans la phrase, on compte 8 étiquettes. Et le mot numéro 3 est la tête du mot numéro 1. Une fois reconstruite par un algorithme développé à Stanford, la structure est fixe. Reste à tirer aléatoirement 8 atomes parmi les 24. « Il se trouve qu'il y a presque 30 milliards de façons de tirer de manière ordonnée 8 éléments parmi 24, ce qui veut dire que statistiquement, on ne tirera jamais la même séquence », précise-t-il. Ce qui nécessite que les danseurs apprennent avant chaque représentation, le tirage soit 176 mouvements simultanés de bras et de jambes. Et cet apprentissage, chaque fois renouvelé, demande un repositionnement permanent.ALPHABET-MONDE
En voyant les lettres se construire dans le studio, il se produit quelque chose. Une matière manipulable, formellement et sémantiquement qui ouvre l'imaginaire, les gestes étant minimaux, scandés et précis. On se demande alors quelle est l’écoute d'une paire de bras, quelle est la mesure d'une lettre, celle de l'espace sur quel terrain agit le langage. Le système est un ensemble, il engage tout le corps, il se travaille brique par brique. Mais la composition d'un commun s'impose, il tient le système. Qu'y a-t-il derrière ce que disent les bras agissant comme des pâles d'hélicoptère qui seraient désorganisées ? Le monde peut-il être fini ? Nous faisons surgir Mettere al Mondo il Mondo (Mettre le monde au monde) de Alighiero Boetti dans le studio, artiste qui utilisait l’alphabet comme grille de lecture. L'indéchiffrable qui devient soudain déchiffrable. Dans la préparation de For Claude Shannon, il n y a pas de phrases a déchiffrer, mais la situation d'un monde à trouver. Et de soi dans un monde.TRIANGLE FONDATEUR
La base qui sous-tend le travail depuis We Do OUT Best, c'est ce que Liz Santoro et Pierre Godard nomment le « triangle » et qui est particulièrement opérante dans Relative Collier avec les trois danseurs « Ce que je cherche, poursuit la danseuse- chorégraphe, c'est de parvenir à ce que les spectateurs puissent se voir eux-mêmes à travers moi, car, à l'inverse, c'est en voyant autour de moi que je peux me percevoir » La notion de penser « par le milieu » de Gilles Deleuze devient penser « à travers » l’autre, dans l'autre, en jouant sur l’abolition du quatrième mur. Dans Relative Collider a plusieurs reprises le « triangle » intervient. Dans ces moments, les trois danseurs (Cynthia Koppe, Liz Santoro et Stephen Thompson) se tiennent face au public. Leur visage est complètement ouvert, ils nous regardent, parfois quelques gestes surgissent, un genou se plie, un bras se lève. Et il advient quelque chose de l'ordre de l’absorption.
Par cette ouverture d’un corps rendu entièrement disponible à notre demande de les regarder nous approchons l'espace scénique, mais on ne s'empare pas des danseurs. On fait acte de regard pour que le présent puisse nous atteindre et nous quitter.